Mythic Games - Mythic Games : L'innovation sur un plateau

Start-Up
En utilisant une échelle 15 mm pour ses figurines, échelle plus petite que celle généralement utilisée pour ce type de jeu, Time of Legends: Joan of Arc ouvre de nouvelles perspectives aux joueurs. Il devient ainsi possible de mener sur une table d

En levant près de 3 millions d’euros sur la plateforme de financement participatif Kickstarter pour la réalisation de son premier jeu de plateau avec figurines, Benoît Vogt et sa société Mythic Games (en partenariat avec Monolith) se sont imposés d’entrée de jeu comme un sérieux concurrent pour les acteurs établis. Avec le lancement tout récent de son deuxième projet sur Kickstarter, Time of Legends: Joan of Arc, le jeune entrepreneur compte bien se tailler la part du lion d’un marché de niche âprement disputé.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous lancer dans la production de jeux de plateau ?
Benoît Vogt : « Je suis depuis toujours un passionné de jeux. J’ai découvert le jeu avec HeroQuest et Seigneurs de guerre – des antiquités aujourd’hui – et j’ai fait aussi beaucoup de jeux de rôle tels que Donjons & Dragons, L’Appel de Cthulhu ou encore Le Livre des cinq anneaux. Par la suite, je me suis mis aux jeux de plateau et aussi aux jeux de gestion. J’avais à coeur de développer un projet à moi et j’ai toujours eu envie de travailler à mon propre compte.
J’ai une formation en droit des affaires et en finance d’entreprise. J’ai commencé à travailler au Luxembourg en 2005, d’abord dans le secteur bancaire, puis auprès d’une société de domiciliation. Ensuite, j’ai travaillé dans le contrôle de gestion, d’abord chez Goodyear, puis chez Enovos. J’ai lancé en parallèle à mon travail chez Goodyear un premier jeu, qui s’appelait déjà Mythic Battles, et que j’ai essayé de faire publier, mais sans trouver d’éditeur. Je me suis retrouvé dans une situation où soit je laissais tomber, soit je créais ma propre structure pour éditer le jeu. J’ai choisi la deuxième option. Le jeu a finalement été édité chez Play & Win et a été distribué par Iello en septembre 2012. À la même époque a eu lieu la campagne du premier Zombicide sur Kickstarter, campagne qui avait fait près de 800.000 dollars. C’était du jamais vu pour un jeu de plateau et cela a eu un effet détonateur dans l’industrie. On s’est rendu compte qu’il était possible de financer des projets de jeux de plateau avec figurines par ce biais.
Il faut savoir que ce sont des produits qui coûtent très cher en développement. Une sculpture de figurine peut valoir beaucoup d’argent et les moules pour les produire sont très onéreux, puisqu’il faut compter 5.000 dollars pour un moule de 4-5 figurines de 32 mm. Sachant qu’un jeu de base compte au moins 20 modèles de figurines différents, les investissements deviennent rapidement très lourds. Le problème traditionnel des éditeurs est qu’à moins d’être très bien installés et de disposer d’un réseau de distribution très efficace, les marges ne sont pas énormes eu égard aux coûts fixes.
La plateforme de financement Kickstarter permet de résoudre l’équation en offrant la possibilité de vendre directement au client final et d’économiser la marge du distributeur et du revendeur.

Et donc vous avez décidé de porter la réédition de Mythic Battles sur Kickstarter ?
« Quand j’ai vu la campagne que CoolMiniOrNot (CMON) avait faite pour Zombicide, je me suis dit que j’avais loupé quelque chose. Mon jeu Mythic Battles était conçu comme un jeu de figurines, mais j’ai réalisé la première édition sans figurines pour des raisons de coûts. Faire un jeu de figurines sans figurines, c’est... un peu dommage (rires). Comme j’avais suivi l’évolution de Kickstarter avec grand intérêt et que j’avais dans un coin de ma tête l’idée de faire un jour une version avec figurines de Mythic Battles, l’idée de porter le jeu sur Kickstarter a fait son chemin.
En parallèle, j’ai fait la connaissance de diverses personnes dans le milieu, dont celle de Léonidas Vesperini, qui est un acteur bien connu du secteur. Il a été rédacteur en chef pendant de nombreuses années du magazine Ravage, magazine de référence pour les jeux de figurines. Léonidas a été chef de projet sur le jeu Conan de Monolith, qui a été un énorme succès et a levé 3,3 millions sur Kickstarter. J’ai été très impressionné par son travail. Comme il n’avait pas d’autre projet en vue après Conan, je lui ai proposé une association et Mythic Games est née.
Nous avons commencé à travailler sur le projet au printemps 2015 et six mois plus tard, Monolith nous a proposé de coéditer le jeu. Ils ont mis à notre disposition un budget de développement conséquent de 300.000 euros, réévalué par la suite à 400.000 euros, frais de marketing inclus. Au mois de novembre 2016, on a lancé la campagne Kickstarter, supportée par Monolith. La campagne a rassemblé plus de 13.000 backers (nom donné aux supporters d’une campagne Kickstarter, ndlr) et a permis de lever 2,6 millions d’euros. Le pledge manager a aussi rencontré un très gros succès (le pledge manager permet aux supporters d’une campagne Kickstarter de compléter leur commande quelque temps après la clôture de la campagne, ndlr).
Puis on a travaillé dur pour livrer tout dans les temps à l’usine, et les backers vont recevoir leur jeu d’ici la fin de l’année. En parallèle on a décidé de lancer, le 10 octobre dernier, notre première campagne  ickstarter en solo, qui est donc Time of Legends: Joan of Arc.

Comment avez-vous préparé votre campagne ?
« Avec Mythic Battles, on a mis en place une excellente équipe, dont je suis très fier. Le chef de projet, Erwann Le Torrivellec, est un ancien ingénieur EDF et grand spécialiste de la figurine. Jake Thornton est un ancien de Games Workshop, qui a travaillé sur la 6e édition de Warhammer. Il était aussi rédacteur en chef de White Dwarf et il a fait la plupart des jeux Mantic Games, comme DreadBall. Jake a fait le community management sur Mythic Battles et a intégré l’équipe en tant que game designer et  community manager. Ils ont été rejoints par Stéphane Gantiez et David Rakoto. Ils ont fait la maquette de Mythic Battles et Stéphane a aussi fait des illustrations. Ce sont deux maquettistes très expérimentés. Ensuite, il y a Olivier Thill, sculpteur luxembourgeois, et Irek Zielinski, sculpteur polonais. Irek a travaillé sur Mythic Battles et a fait toutes les figurines 15 mm pour Joan of Arc. Olivier Thill fait surtout les grosses pièces, donc les gros monstres.
Parmi nos illustrateurs, il y a Bayard Wu, artiste chinois très connu, qui a notamment travaillé pour Games Workshop, Bethesda et Wizards of the Coast. Il a apporté une touche unique au jeu, mais c’est un pari de prendre un illustrateur asiatique comme artiste principal sur un jeu ayant comme thème la guerre de Cent Ans. Le choix logique aurait été de prendre un illustrateur européen qui a vu tout ça dans son parcours scolaire. On a aussi fait appel aux artistes Nicolas Jammes, Carl Art et David Demaret pour les dessins, ainsi que Grégory Clavilier et Arnaud Boudoiron pour les figurines. Et puis il y a évidemment l’auteur du jeu, Pascal Bernard.

Qu’est-ce qui fait un bon jeu ?
« C’est une question compliquée. Un bon jeu, c’est la conjonction de plusieurs éléments. Si l’on pose la question à un développeur de jeu, ce n’est pas ce qu’il va répondre en premier, mais au final c’est extrêmement important d’avoir de beaux visuels, parce que c’est le premier contact que le client a avec le produit. S’il ne donne pas envie d’y jouer, même si le jeu a des mécaniques extraordinaires, il ne trouvera pas son public. Nous investissons beaucoup dans le visuel. Ensuite, il faut que le jeu soit assez épuré. L’ergonomie est très importante. Il faut que le jeu soit intuitif lorsqu’on joue et également facile à sortir et à ranger. On doit avoir envie d’y revenir. Enfin, il doit avoir une mécanique attrayante, il faut qu’il soit immersif et transporte le joueur dans un autre monde, comme pour un jeu vidéo. On espère vendre des jeux vers lesquels les gens ont envie de revenir encore et encore et encore.

Avez-vous prévu des extensions pour vos jeux pour justement étendre leur durée de vie ?
« En fait, nous essayons de créer des licences. Avec la campagne Kickstarter Time of Legends: Joan of Arc, nous allons lancer d’un seul coup toute une gamme de produits. Le jeu sortira ensuite en boutique, mais sous une autre forme. La boîte de base sera vendue 120 USD, mais on devrait aussi sortir dans le commerce une boîte à 50 USD pour un public différent, parce qu’on n’a pas le même public en boutique que sur Kickstarter. Pour les joueurs émérites, il est évidemment beaucoup plus intéressant de tout précommander sur Kickstarter. L'investissement initial demandé sur Kickstarter est certes plus élevé que le prix qui sera demandé pour la version allégée vendue en boutique, mais les backers recevront beaucoup plus de matériel. Si Time of Legends: Joan of Arc marche, on fera la suite. Nous voulons que nos jeux s’inscrivent dans la durée. Nous ne voulons pas faire des one shots où l’on ramasse l’argent sur Kickstarter et puis on passe à autre chose. Même si nous sortons un autre jeu sous la licence Time of Legends, nous continuerons à soutenir Joan of Arc avec de nouvelles extensions, comme des batailles navales ou autres.

Qu’est-ce que vous faites pour soutenir la création des communautés de joueurs ?
« Nous travaillons actuellement sur un éditeur de scénario afin que les joueurs puissent développer les leurs. Nous allons aussi publier des scénarios en ligne, organiser des événements et encourager les boutiques à en organiser.

Qu’est-ce qui fait le succès d’une campagne sur Kickstarter ?
« La communication en amont est primordiale. Sur Mythic Battles, on a fait le ‘Mythic Tour’, c’est-à-dire qu’on a beaucoup tourné en France et à l’étranger pour organiser des démonstrations du jeu, presque tous les week-ends sur plus d’un an. Nous avons aussi été au Festival international des jeux de Cannes, à la GenCon, à Essen ou encore à Paris est ludique pour présenter notre jeu. Il y avait l’aura de Conan, grâce au fait que Monolith ait été associé au projet et qu’une bonne partie de l’équipe de Mythic Battles avait travaillé sur Conan. La qualité du matériel que nous avions à proposer était un argument marketing très fort. Et puis, surtout, nous avons rendu notre campagne très vivante avec les lives de Léonidas et avec Jake, qui a incarné la voix de l’Olympe dans le dialogue avec la communauté sur les forums en ligne. Puis nous avons régulièrement publié des messages et fait des mises à jour, par exemple des vidéos de présentation des personnages. Sur Time of Legends: Joan of Arc, Jake incarnera la voix dans la tête de Jeanne d’Arc pour dialoguer avec la communauté.

Quelle est votre appréciation sur le marché des jeux de plateau, qui vit actuellement un âge d’or grâce à Kickstarter ? N’y a-t-il pas saturation ?
« Aujourd’hui, on voit des projets qui lèvent plusieurs millions sur Kickstarter et qui atteignent 15.000, 20.000, voire 30.000 backers. Kickstarter permet de toucher une clientèle mondiale. 30.000 backers, c’est énorme pour un projet Kickstarter, mais ce n’est rien comparé à la clientèle potentielle mondiale, même pour un marché de niche comme celui des jeux de plateau. À ce jour, on n’a pas encore vu de super grosses productions ne pas marcher sur Kickstarter. Il y a des projets qui font moins que prévu, mais il n’y en a pas qui se plantent carrément. Je reste persuadé qu’on touche aujourd’hui juste une fraction du public potentiellement intéressé. Il y a plein de gens qui ne connaissent pas encore Kickstarter. Je reçois tous les jours des e-mails de gens qui me disent qu’ils n’ont pas entendu parler de la campagne Mythic Battles, qui disent ne pas connaître Kickstarter et qui demandent s’ils peuvent acheter le jeu.
Certes, il existe actuellement une offre pléthorique de nouveaux jeux, mais l’on  observe aussi une segmentation. Il y a, d’un côté, les très gros projets à très gros budgets – peu d’éditeurs peuvent faire ce genre de campagne –, et puis, de l’autre côté, il y a les petits projets, plus artisanaux, qui ont tendance à se raréfier. On assiste à une professionnalisation du marché avec une exacerbation de la concurrence.

Justement, comment vous démarquez-vous de la concurrence ?
« La réponse est en fait assez simple : il faut innover ! Sur Mythic Battles, nous avons poussé très loin la qualité du matériel de jeu. Sur Time of Legends: Joan of Arc, on a repris cette idée tout en faisant un jeu à une échelle qui s’est très rarement vue, 15 mm (au lieu des 32 mm usuels pour les jeux de plateau avec figurines, ndlr), qui est l’échelle normalement utilisée pour la sous-niche des jeux historiques. Nous avons pris l’avantage de cette échelle pour pouvoir ajouter des décors en 3D, comme des maisons, des arbres, une église et même un château fort. Le joueur va se retrouver avec un plateau de jeu qui intégrera des éléments de jeu de rôle pour raconter son histoire et rendre ainsi l’expérience du jeu bien plus immersive. Le 15 mm est normalement gravé à la main, mais nous avons tout fait sur le logiciel 3D ZBrush. Les moules seront directement faits à partir de fichiers 3D, ce qui permet d’avoir des figurines extrêmement détaillées, peut-être même les plus détaillées du marché à cette échelle. Le 15 mm nous permettra aussi d’inclure beaucoup de matériel. La boîte de base de Joan of Arc comptera 200 figurines et 30 éléments de décor, et notamment un village entier avec maisons, puits, ruines, etc.
Nous nous distinguons aussi par notre communication. Sur Mythic Battles, nous faisons des updates toutes les semaines. Pour Time of Legends: Joan of Arc, nous avons investi dans une bande-annonce de grande qualité. Et puis il faut proposer des mécaniques de jeu innovantes. Time of Legends: Joan of Arc propose un mix intéressant. C’est à la fois un jeu de plateau, un jeu de ressources avec des cubes d’activation, un wargame avec des combats meurtriers et un jeu d’aventure, puisqu’il y aura aussi une interaction avec des personnages non joueurs qu’on pourra interroger et qui déclencheront des actions diverses qui impacteront la suite des événements. Le joueur vit une vraie histoire qui se développe sur un plateau de jeu. Nous pensons aussi avoir une approche originale de l’histoire. Comme il existe déjà plein de jeux avec des orcs, des trolls et des elfes, nous avons fait le choix du Moyen Âge tel que les gens de l'époque voyaient leur vie, donc en intégrant aussi les créatures auxquelles ils croyaient, donc celles représentées dans les tapisseries médiévales, dans les livres, dans la Bible ou l’Apocalypse de Saint Jean, telles que les loups-garous, les démons ou les dragons.
L’auteur du jeu, Pascal Bernard, est un auteur très prolifique qui travaille dans le milieu depuis 20 ans et a notamment signé Montjoie. S’il est important de pouvoir résumer l’univers de jeu sur un timbre-poste, il faut qu’il permette de développer plein de scénarios différents. Dans Time of Legends: Joan of Arc, nous développons beaucoup les différents personnages. L’époque dans laquelle se situe l’action, la guerre de Cent Ans, a servi d’inspiration à Game of Thrones. C’est une guerre de succession avec des coups de poignard dans le dos, des trahisons, des rebondissements incroyables et des personnages hauts en couleur. Cela ouvre la porte à une très large variété de scénarios.

Quelle expérience avez-vous eue de la création d’une entreprise au Luxembourg ?
« Cela a été assez facile. Le support de la Chambre de Commerce, pour lequel nous sommes très reconnaissants, a été appréciable. Et les banques ont su écouter le projet. Nous sommes une entreprise très jeune, mais notre équipe dispose de 100 ans d’expérience cumulée dans le jeu. On a su réunir des collaborateurs jeunes et des plus âgés avec une longue expérience.

Si vous deviez donner un conseil à un jeune créateur d’entreprise, quel serait-il ?
« C’est loin d’être simple. Il faut avoir les compétences requises, tant aux niveaux gestion de projet et financier que gestion artistique. Il faut de bons artistes. Il faut montrer son projet à beaucoup de monde, parce que les gens sont souvent convaincus qu’ils ont un jeu génial, alors qu’ils réinventent juste le jeu de l’oie. Et puis il est important d’avoir un projet qui vous tient à coeur. C’est un milieu de passionnés et les gens doivent sentir qu’il y a une passion chez l’éditeur. C’est quelque chose que nous avons su transmettre sur Mythic Battles parce que nous croyions vraiment à notre projet et que nous étions vraiment intéressés par notre propre jeu. Nous avions envie d’y jouer et de le voir sortir sur le marché.

Si c’était à refaire, que changeriez-vous ?
« Il faut que je laisse passer le Kickstarter de Time of Legends: Joan of Arc pour pouvoir répondre à cette question. Si l’on atteint les objectifs ou qu’on les dépasse, alors ma réponse sera que je ne changerais rien. Si la campagne ne marche pas, ma réponse sera évidemment toute autre… (rires). C’est vraiment le projet charnière qui nous lancera pour de bon ou pas. »


Texte : Patrick Ernzer - Photos : Laurent Antonelli / Blitz