Success stories
Les plus grandes fiertés de Fernand Ernster : avoir su faire évoluer son entreprise d’un management patriarcal à un management participatif et avoir réussi à grimper à la première place du marché grâce à l’engagement de ses équipes. Fernan

La librairie Ernster, avec ses 125 ans d’existence, est l’histoire d’un succès. Fernand Ernster, qui dirige ce fleuron du commerce luxembourgeois, se dit chef d’entreprise avant d’être libraire et affirme que sa passion pour son métier, loin de s’être émoussée, n’a fait que croître avec les années.

Prendre la direction de l’entreprise familiale à 28 ans, c’était intimidant ou excitant ?
« L’esprit entrepreneurial m’a pour ainsi dire toujours habité. Adolescent, je me voyais plutôt à la tête d’une entreprise de mécanique, car j’étais fasciné par la forge de mon grand-père maternel. D’ailleurs, à l’âge de 15 ans, avec une bande de copains, j’avais monté une petite affaire de réparation de vélos. Parallèlement, j’ai évidemment toujours été en contact avec l’entreprise familiale et dès l’âge de 18 ans, j’ai demandé à mon père s’il serait prêt à me  céder la totalité de ses parts un jour. Au fil de mes jobs d’étudiant à la librairie, j’ai réalisé que les livres pouvaient être un business vraiment intéressant. Je me suis, par exemple, impliqué très vite dans les commandes de livres scolaires. Cela m’a appris à prendre des décisions.

Avec le recul, y a-t-il des choses que vous feriez autrement pour vous préparer au rôle de chef d’entreprise ?
« Oui, je choisirais un autre type d’études supérieures. À l’époque, j’ai fait des études d’économie à Louvain-la-Neuve, puis j’ai suivi les cours universitaires Euped au Luxembourg. Aujourd’hui, je suivrais plutôt un double cursus d’ingénieur commercial et de management. Cette dernière dimension surtout m’a manqué dans ma formation. Pour compenser, j’ai suivi de nombreux  programmes de formation continue, notamment un parcours destiné aux jeunes repreneurs d’entreprises organisé par la Chambre de Commerce.
Ce que je referais en revanche sont les stages à l’étranger avant de rejoindre l’entreprise familiale : plusieurs mois au sein d’une grande librairie filialiste de Munich et une expérience en Angleterre chez plusieurs éditeurs m’ont beaucoup appris.

Quel est votre meilleur souvenir professionnel ?
« La fête des 125 ans a évidemment été un moment très fort, avec un nombre de personnes présentes qui a dépassé toutes nos espérances. Mais je reste très attaché au souvenir de mon premier challenge : l’ouverture du magasin de la Belle Etoile en 1988. J’avais réussi à convaincre mon père et le banquier, alors qu’ils craignaient, l’un et l’autre, que cette ouverture ne cannibalise la clientèle du centre-ville. Or, c’est le contraire qui s’est passé. Le contrat avec le centre commercial nous imposait de faire de la publicité en proportion de notre chiffre d’affaires. Nous n’avions jamais investi de pareils montants dans notre communication. Cela nous a donné beaucoup de visibilité. Nous avons enregistré une hausse de 20 % du chiffre d’affaires en centre-ville, alors même que la librairie Belle Etoile atteignait son objectif de chiffre dès la première année.

Vous êtes un chef d’entreprise reconnu, vous avez plusieurs mandats à la tête de fédérations professionnelles, vous êtes administrateur de sociétés. Vous sentez-vous encore proche du métier de libraire, de commerçant ?
« Oui, je me sens très attaché à mon entreprise. Mais ce qui me passionne avant tout, c’est la stratégie, participer à des prises de décision ou faire bénéficier certains acteurs de mon expérience pour faciliter la prise de décision. C’est pour cela que je me suis engagé très tôt dans des organisations sectorielles. Cela a commencé par un mandat pour représenter la Fédération  luxembourgeoise des libraires au sein de l’organisation faîtière européenne European and International Booksellers Federation. Puis j’ai répondu à l’invitation de la clc qui souhaitait constituer un Comité consultatif de jeunes commerçants. Mon engagement dans ces instances représentatives est assez indissociable de mon engagement dans ma propre entreprise.

La Fondation IDEA a récemment pris la parole au sujet des cessions / reprises de sociétés ; quelle est votre réflexion sur le sujet, à propos de l’avenir de votre propre entreprise ?
« C’est une thématique qui m’intéresse depuis longtemps et que je mets régulièrement à l’ordre du jour des différentes fédérations dans lesquelles je suis impliqué. Dans ma propre entreprise, cette réflexion est plus présente depuis environ 10 ans. J’ai donc pris la décision il y a un an et demi d’engager un directeur opérationnel pour me seconder. Cela me permet de me dégager progressivement de la gestion quotidienne et de préparer l’entreprise à une transition. J’ai trois fils encore étudiants. Il est encore un peu tôt pour savoir s’ils auront envie de rejoindre la société. Or, l’existence même de l’entreprise ne doit pas dépendre exclusivement de notre famille. Quand on emploie 70 personnes, cela donne la responsabilité d’assurer la pérennité sur le long terme et c’est beaucoup plus facile quand on se dote d’une équipe de direction bien structurée.

Est-ce que vous sentez votre métier menacé par le numérique, qui révolutionne les façons d’acheter des livres et de les lire ?
« Il est évident que notre industrie est à un tournant. Le multimédia représente une double concurrence. C’est un mode de vente alternatif pour les produits culturels, mais c’est aussi un loisir alternatif qui grignote le temps consacré à la lecture.
Cependant, je pense que le livre n’est pas mort et n’est pas près de mourir, à condition que nous réinventions notre métier avec l’ensemble de la filière livre. La force des librairies physiques, par opposition aux sites de vente en ligne, réside dans le lien de confiance établi avec le client. Nous devons aller encore plus loin en transformant les points de vente en véritables lieux de rencontre, entre les clients et les vendeurs-conseillers, mais aussi pour les clients entre eux. Ils forment une communauté reliée par le goût des livres. Ce besoin de contact, de rencontre, de lien existe. Nous pouvons y répondre. Cela nécessite d’abord d’avoir dans nos rayons des vendeurs passionnés par ce qu’ils vendent. Cela est d’ailleurs valable pour tous les commerces et devrait pousser à valoriser davantage la profession de vendeur au Luxembourg. Ensuite, l’espace librairie est très important pour assurer au client une expérience globale satisfaisante. Enfin, il faut rappeler que le service principal offert par une librairie est la sélection qu’elle opère parmi des dizaines de milliers de titres qui sortent tous les ans. C’est notre première valeur ajoutée ; il faut sans doute que nous communiquions davantage sur ce service, sans oublier que lorsque l’on achète un livre en librairie, on peut le ‘consommer’ tout de suite, sans délai de livraison.
Ceci dit, réfléchir à ce qui fait notre différence et améliorer nos services ne nous empêchent pas de prendre directement part à l’évolution technologique. Nous accompagnons par exemple nos clients dans leur découverte du digital en proposant des modèles de liseuses et un assortiment de e-books. Notre principal chantier 2015 sera l’évolution de notre web shop sur internet. Nous l’avions conçu pour être compatible avec notre outil de gestion ; nous allons désormais le repenser entièrement comme un magasin à part entière et  adapter l’outil de gestion aux besoins de ce nouveau point de vente.

Vous parliez du reste de la filière livre ?
« Les éditeurs ont évidemment un rôle très important à jouer en allant de plus en plus vers la dimension ‘objet’ des livres, pour donner l’envie de les posséder, de les offrir, de les montrer. Je pense notamment aux beaux livres, qui offrent une qualité de photos incomparables. Tout un pan de l’édition est ainsi irremplaçable. Les auteurs, éditeurs et libraires doivent travailler main dans la main pour trouver d’autres vocations aux livres que la simple conservation de savoirs qui est désormais assurée parfaitement par internet.

Quel est votre style de management, comment motivez-vous vos équipes ?
« Pour moi, les maîtres mots sont confiance et passion. Ce sont les valeurs de l’entreprise et pour que chaque collaborateur puisse représenter ces valeurs et les communiquer aux clients, il faut d’abord qu’il puisse les vivre. C’est pourquoi nous nous efforçons d’abord de construire en interne un climat de respect et de confiance et nous mettons les gens à des postes où ils se font plaisir. Comme je suis un passionné de navigation, je compare souvent une entreprise à un voilier. Dans un équipage, on doit pouvoir compter sur chacun et les uns sur les autres pour surmonter les tempêtes et les mers démontées. Dans une entreprise, c’est la même chose, plus l’équipe est forte et plus le bateau va vite et loin.

Que retenez-vous de l’actualité ?
« Ce qui me frappe le plus dans tout ce que je lis, c’est la perte de confiance qui se généralise. Je pense que l’une des priorités du gouvernement devrait être de reconstruire la confiance dans l’avenir et de rétablir des relations de confiance avec et entre les différents acteurs économiques que sont les syndicats, les entreprises et les salariés. »

 

Texte : Catherine Moisy - Photos : Emmanuel Claude / Focalize