Success stories
Paul Schockmel, CEO L’entreprise IEE est installée depuis deux ans au sein du Luxembourg Automotive Campus, à Bissen. Les locaux, flambant neufs, ont été peu utilisés pour le moment, pandémie oblige, mais attendent le retour progressif des employ

L'entreprise IEE, fondée en 1989 à Echternach est spécialisée dans la conception et la fabrication de capteurs intelligents de détection pour les secteurs automobile, construction et santé. Elle fournit la quasi-totalité des constructeurs automobiles dans le monde et peut se targuer d'avoir équipé de ses dispositifs plus de 400 millions de véhicules. IEE est présent dans 9 pays et emploie 4.000 personnes dont plus de 600 au Luxembourg. Plus de 10% des effectifs sont employés en R&D. Entretien avec Paul Schockmel, arrivé dans l'entreprise il y a plus de 25 ans et qui la dirige depuis mars 2021.

Quelle était la toute première activité de l'entreprise quand elle a été créée à Echternach en 1989?
A l'origine, l'entreprise était une startup lancée par trois ingénieurs et financée par l'Arbed et la SNCI. Elle exploitait pour l'Europe, la licence d'une technologie américaine de capteurs capables de mesurer la pression exercée sur un objet. Au départ elle avait été conçue pour être utilisée dans les pianos électriques, pour pouvoir reproduire la sensation de frappe des touches des pianos classiques. L'acquisition de cette licence était un investissement. Pour le rentabiliser, il fallait trouver à cette technologie des utilisations adaptées au marché européen. La première application a été faite dans le domaine médical de la podologie, pour analyser la démarche des patients. Les applications dans le secteur de l'automobile sont venues plus tard.

La croissance a ensuite été quasi continue. Qu'est ce qui a guidé le choix de passer de la santé, à l'automobile puis aux smart buildings ?
Nous avons commencé à nous adresser au marché automobile en 1992 mais au début cela a été le fruit du hasard. IEE à l'époque était encore une très petite entreprise. Elle était en contact avec des clients industriels par l'intermédiaire de représentants. Un jour, l'un d'entre eux a eu un rendez-vous chez Mercedes qui cherchait une technologie pour pouvoir détecter la présence d'un passager sur les sièges auto. Jusque-là, la marque avait fait plusieurs essais sans succès. La technologie proposée par IEE lui a apporté entière satisfaction. Ce qui est compliqué n'est pas tant le capteur en lui-même que sa capacité à garder son efficacité tout au long de la durée de vie d'une automobile. Il doit donc résister aux changements de température, d'humidité etc. Or c'est là qu'est notre savoir-faire. Aujourd'hui, l'industrie automobile est toujours très majoritaire dans notre chiffre d'affaires. Nous connaissons tous les acteurs de ce secteur, leurs attentes et exigences et savons adapter nos produits à leurs besoins. Cependant, après 2008, nous avons subi une baisse des ventes assez soudaine et sévère à cause de la crise et nous avons décidé de nous diversifier pour être moins sensibles aux variations du marché automobile. Nous avons donc fait un retour dans le domaine médical et avons fait nos premiers pas dans le smart building avec un produit de comptage de personnes par caméra, en investissant pour améliorer une technologie rachetée à une spin-off de l'université de Zurich. Quand nous avons acquis cette technologie, c'était dans l'idée de l'utiliser pour détecter des obstacles extérieurs aux véhicules (piétons par exemple) mais cette technologie qui donnait de très bons résultats s'est avérée trop couteuse pour le marché automobile et nous avons décidé de la rentabiliser en lui trouvant une autre application, le comptage très précis des personnes entrant et sortant d'un bâtiment. Cette possibilité répond, par exemple, aux besoins des musées qui doivent savoir si tous leurs visiteurs ont quitté les lieux lors de la fermeture. Il leur faut une technologie extrêmement fiable car ils ne peuvent se permettre aucune erreur. Nous sommes maintenant leader pour cette utilisation, que nous déployons dans les aéroports également, comme à Orly où nous avons des centaines de caméras. Une autre application de ces caméras est le contrôle d'accès ultra sécurisé, très demandé par les banques centrales, les sociétés de la " tech " et les data centers notamment. Nous avons de très belles références dans ces domaines. C'est un marché assez restreint mais sur lequel nous sommes également leader.

Pouvez-vous nous expliquer comment marche un capteur ?
Un capteur est un terminal qui détecte une force ou une image ou une micro-zone et nous développons les systèmes qui analysent ces informations pour les rendre utilisables par un ordinateur ou pour déclencher directement une réaction. IEE travaille sur différentes technologies : capteurs flexibles sensibles à la pression, capteurs capacitifs, caméras 3D et, plus récemment, les capteurs radar. Nous produisons à la fois les capteurs et les algorithmes intelligents qui utilisent les informations qu'ils recueillent. Nous avons 350 ingénieurs qui travaillent en contact permanent avec les clients pour optimiser l'utilisation de nos dispositifs.

Selon vous, quelles sont les trois applications de vos produits les plus connues du grand public ?
L'exemple le plus connu est l'alerte du port de la ceinture de sécurité dans les véhicules grâce à l'un de nos capteurs intégré au siège qui décèle la présence d'un individu et qui compare cette information avec le capteur de la ceinture pour savoir si celle-ci est enclenchée ou non. C'est extrêmement efficace pour garantir la sécurité et nous sommes N°1 mondial en part de marché sur cet équipement. La deuxième application la plus connue est le détecteur des mains sur le volant pour soutenir des systèmes d'assistance à la conduite. Si les mains du conducteur ne sont plus sur le volant, le système déclenche une alerte. Ces systèmes d'assistance maintiennent le véhicule à bonne distance de celui qui le précède et entre les lignes blanches de la route. Ces fonctionnalités sont le premier pas vers les voitures autonomes, mais pour l'heure ces dernières ne sont pas encore autorisées. Avec la progression de l'automatisation partielle des véhicules, notre capteur pourra aussi être utilisé pour vérifier la prise de contrôle du chauffeur de son véhicule dans les passages routiers plus délicats nécessitant une vigilance humaine (virages, ronds-points...). Nous sommes également N°1 sur ce marché à fort potentiel. Enfin, je peux vous citer notre produit qui a gagné le prix Fedil de l'innovation en 2016, le VitaSense, système de radar intérieur qui détecte les enfants ou animaux laissés dans un véhicule, grâce aux infimes mouvements de leur abdomen, et qui a fait son entrée sur le marché fin 2020.

Sur votre site internet il est indiqué que les champs de recherche sont " endless ". Comment rester cohérent, faire des choix, renoncer à certains projets ... ?
L'un des principes qui guident nos choix est que nous souhaitons être les plus performants dans les technologies que nous proposons. Nous ne sommes pas dans le " me too " business. Nous voulons être des pionniers. Ensuite, le dénominateur commun entre toutes nos technologies est qu'elles sont centrées sur le vivant. Elles détectent les signes vitaux ou les interactions avec le corps humain. Elles sont capables de discerner un être vivant d'un objet inanimé. En termes d'applications pour l'automobile, nous avons pris la décision de nous concentrer sur tout ce qui concerne l'habitacle et d'abandonner les capteurs extérieurs. L'habitacle est un marché qui va croître à mesure que la voiture deviendra de plus en plus automatisée puis autonome. À l'avenir, ce sera l'habitacle qui fera la différence entre les constructeurs et plus tant la motorisation, car l'intérieur des voitures va s'adapter à de nouveaux besoins. Quand la voiture sera autonome il deviendra possible pour ses occupants d'utiliser le temps de trajet pour travailler ou se reposer et il faudra de plus en plus de capteurs pour gérer ces nouveaux usages.

Travaillez-vous en cocréation avec vos clients ?
Les nouvelles idées viennent soit de clients qui cherchent des solutions pour répondre à une problématique, soit de nos équipes internes qui développent des solutions et les proposent aux clients. Mais de toute façon il faut impliquer ceux-ci le plus tôt possible dans les réflexions, grâce à des prototypes par exemple. Il faut tester les idées avec un ou plusieurs clients et se pencher ensemble sur les problèmes qui surgissent lors de la de mise en œuvre. Comme nous souhaitons être pionniers, une grande partie du travail de nos ingénieurs est de détecter de nouveaux problèmes à résoudre, avant que d'autres aient la même idée. C'est notre positionnement stratégique.

Qui se charge de tester les solutions auprès de l'utilisateur final ?
Là encore c'est un travail conjoint ; les tests sont faits par nous et par le client mais pour un nouveau produit il faut bien souvent inventer de nouveaux tests donc nous sommes idéalement placés pour cela. Dans l'automobile, les critères sont très sévères. Cela explique qu'entre une idée sur le papier et sa production industrielle en série il peut s'écouler jusqu'à 10 ans. L'idée du radar de détection d'enfant nous a été inspirée par des statistiques américaines sur le nombre d'enfants oubliés dans des voitures et décédés à cause d'un coup de chaleur (38 en moyenne chaque année !). C'était en 2010. Ensuite il nous a fallu du temps et plusieurs essais techniques pour passer du constat au développement d'un produit satisfaisant toutes les exigences. Il s'agit d'un processus itératif d'amélioration continue. Parallèlement, l'industrie fait pression sur les coûts. Heureusement les volumes sont importants mais parfois nous devons revoir certaines idées, sans perte de qualité, pour répondre aux cahiers des charges.

Est-ce que la pandémie de Covid-19 vous a inspiré des innovations ?
Nous avons adapté notre dispositif de comptage de personnes pour des magasins ou des espaces publics pour permettre de contrôler les jauges en temps réel, sur un écran. Pour les magasins nous l'avons relié à un logiciel déclenchant un système de feu vert ou feu rouge en fonction de la jauge permise. Ce système est encore en place dans le magasin Batiself d'Ingeldorf. Nous en avons aussi équipé les halls de Luxexpo the Box.

Quelles perspectives de développement vous apporte le déploiement de la 5G ?
Certaines de nos applications embarquées dans des véhicules contiennent des logiciels qui doivent être régulièrement mis à jour et nos clients demandent que ces mises à jour puissent être faites à distance. La 5G va nous aider à réaliser cela de façon quasi imperceptible pour l'utilisateur. La 5G sera aussi très importante pour une de nos applications santé en phase de développement. Il s'agit d'une chaussure connectée dont les données pourront être communiquées et analysées à l'aide du smart phone du patient. Cette technologie pourra aider des diabétiques souhaitant changer de mode de vie, en faisant des recommandations en fonction du niveau d'activité physique de l'individu. Le capteur sera capable de déterminer si la maladie évolue dans le bon sens et le médecin traitant pourra avoir accès aux données si le patient donne son consentement. C'est la première fois que nous développons un écosystème complet autour de l'un de nos produits. Nous menons des recherches sur la maladie de Parkinson également, pour aider à la détecter le plus tôt possible grâce à la même technologie. Et pour tout cela la 5G va énormément nous aider.

Vous êtes arrivés sur le campus de Bissen il y a deux ans. Vous avez été les premiers à vous y installer. Que s'est-il passé depuis ?
Malheureusement, 6 mois après notre installation la Covid a fait son apparition et a retardé le développement du campus. Depuis, nous avons été rejoints par une startup coréenne qui travaille sur un projet de voiture autonome et par une équipe de Luxconnect qui travaille sur le superordinateur Meluxina, installé dans un bâtiment voisin. Dès le départ, l'idée du campus reposait sur trois piliers : des grands acteurs de l'automobile, des startups qui ont besoin d'aide pour industrialiser leur solution ou aborder le marché automobile et un pilier recherche. L'idée était donc de faire du campus un lieu d'open innovation. Nous croyons toujours à cette vision car le secteur automobile est en pleine mutation. Il y aura beaucoup d'investissements à l'avenir dans ce secteur et cela paraît une bonne idée d'en mutualiser certains au sein d'un écosystème.

Selon vous, à quel horizon verrons-nous des voitures véritablement autonomes sur les routes du Luxembourg ?
Ce n'est pas pour tout de suite. Cinq niveaux d'autonomie ont été définis à un niveau international. Nous en sommes au niveau 2 qui permet à la voiture d'assister le contrôle de la vitesse et de la direction. La phase 3 vient d'être autorisée, où des voitures peuvent rouler seules sur autoroute à vitesse limitée, et une poignée de constructeurs sont sur le point d'offrir cette fonctionnalité. En plus des défis techniques, il y a de nombreuses implications juridiques, nécessitant une surveillance précise du véhicule et du conducteur, et notre capteur au volant y contribue. Le niveau 4 prendra encore quelques années car il implique que le conducteur puisse abandonner la conduite, lâcher les pédales, le volant et même être mentalement absent. Au niveau 5, il n'y a plus de volant du tout et plus de conducteur, seulement des passagers. Certains pensaient arriver au niveau 4 ou même 5 au début des années 2020 mais du retard a été pris car au fur et à mesure que l'on avance on soulève de nouveaux problèmes qu'il faut résoudre, que ce soit en termes techniques ou surtout juridiques. Du coup, les développements ont un coût plus élevé que prévu et cela va rajouter plusieurs milliers d'euros sur le prix de revient des voitures.

Vous êtes président fondateur de l'ILEA (Luxembourg Association of Automotive suppliers) et co- fondateur du cluster Automobility. Quel est l'enjeu de ces regroupements ? Quelles synergies sont à exploiter ?
Ces plateformes sont faites pour des échanges d'expérience et agissent comme porte-parole auprès des institutions. Le secteur emploie près de 9.000 personnes au Luxembourg dont 2.000 dans la recherche. Il est important que nous puissions parler d'une voix unique au gouvernement pour lui communiquer nos besoins et nos éventuels problèmes. Le secteur est très réglementé par les instances européennes de Bruxelles et de plus en plus, à un niveau encore plus global, par les Nations Unies à Genève, notamment pour tout ce qui touche à la sécurité des voitures. Nous devons prendre des positions communes par rapport aux projets de loi sur la sécurité routière et les émissions de gaz à effet de serre, pour que le gouvernement puisse à son tour s'en faire l'écho dans les instances internationales.

Quels sont vos souhaits pour le développement de l'entreprise ?
Dans un avenir proche, nous allons inaugurer une nouvelle unité de fabrication automatisée à Echternach. Ensuite, nous allons exploiter davantage la technologie radar. Celle-ci, qui auparavant était essentiellement utilisée pour des applications aériennes, fait des progrès énormes grâce à l'industrie automobile. Les capteurs se miniaturisent et les prix baissent. Cela va encore évoluer et ouvrir des champs d'application très importants dans beaucoup de secteurs. Nous souhaitons donc nous doter de compétences dans ce domaine. Enfin, comme nous effectuons nos premiers pas dans les objets connectés, nous allons pouvoir viser de nouveaux marchés.

www.iee-sensing.com


TEXTE Catherine Moisy - PHOTOS Emmanuel Claude / Focalize