Affaires économiques

Avis budgétaire de la Chambre de Commerce

De gauche à droite: Marc Wagener, directeur des Affaires économiques; Carlo Thelen, directeur général de la Chambre de Commerce; et Christel Chatelain, conseillère

Le projet de budget 2019 constitue le premier « paquet budgétaire » de la législature actuelle, comprenant le projet de budget pour 2019 à proprement parler ainsi que le projet de loi de programmation financière pluriannuelle (PLPFP) couvrant les années 2018 à 2022. Ce paquet a été présenté à la Chambre des Députés le 5 mars 2019. Si la Chambre de Commerce salue le surplus budgétaire de l’Administration centrale en 2018, atteint notamment grâce à des recettes exceptionnelles émanant principalement des entreprises, elle craint qu’une décélération notable suive cette explosion des recettes. Par ailleurs, les nombreux risques entourant les finances publiques luxembourgeoises font apparaître un décalage important entre les prévisions macroéconomiques et les réalités des chiffres budgétaires, qui risquent donc de comporter des « surprises » contre lesquelles les autorités gouvernementales ne se sont pas prémunies en prévoyant de plus importants coussins de sécurité et marges budgétaires.

Le projet sous revue est novateur à divers égards, dont une nouvelle présentation comptable, mais d’autres aspects laissent davantage à désirer. Si la Chambre de Commerce salue l’important surplus budgétaire des Administrations publiques en 2018, qui a atteint 2,6% du PIB, elle constate en même temps que ce résultat reflète dans une large mesure une sensible montée en puissance des impôts payés par les sociétés en 2017 et en 2018. Le Gouvernement a certes fait preuve de prudence dans l’estimation des recettes en 2019, avec par exemple l’estimation d’un repli de 11% du produit de l’impôt sur le revenu des collectivités cette année, après une hausse de ce même produit de quelque 20,5% en 2017 et de 17,1% en 2018. De nombreuses incertitudes, internationales (Brexit, tensions commerciales, ralentissement dans la zone euro, etc.) ou nationales (par exemple à travers la non-concrétisation du ralentissement suggéré des dépenses, qui pourrait coûter jusqu’à 1,5 milliard EUR à l’horizon 2022) font cependant craindre que cette prudence s’avère insuffisante, d’autant que l’évolution soutenue de l’emploi, frontalier notamment, pourrait générer des besoins additionnels d’investissements publics. Il aurait ainsi été souhaitable de se prémunir contre d’éventuelles « surprises » en prévoyant de plus importantes marges budgétaires.

Une croissance vigoureuse est bien entendu souhaitable, mais elle doit impérativement prendre un tour plus « qualitatif » (c’est-à-dire plus économe en ressources), faute de quoi le Luxembourg sera confronté de manière croissante à divers goulots d’étranglement - en lien avec la mobilité, le logement, et une pénurie de main-d’œuvre suffisamment qualifiée, notamment - potentiellement très onéreux économiquement et budgétairement parlant. D’où notamment la nécessité de générer de substantiels gains de productivité et de faire des efforts additionnels en matière d’efficience des investissements publics. Le tout en renforçant une attractivité mise au défi par les mutations fiscales internationales, par les relèvements successifs du salaire social minimum et par de nouvelles contraintes administratives et organisationnelles (cf. inflation de régulations et règlementations, jours férié et de congé additionnels, etc.). La compétitivité, fiscale notamment (y compris pour les Soparfi, qui ont en 2017 généré environ 1,4 milliard EUR de recettes publiques, sans même considérer leurs retombées indirectes), est primordiale pour une économie très ouverte comme celle du Luxembourg.

L’avis de la Chambre de Commerce en 10 messages

1. Un PIB de 72 milliards en 2022… ou une moins-value fiscale de 1 milliard ?

Selon les projections sur lesquelles se fonde le PLPFP 2018-2022, le PIB nominal passerait de 55 milliards en 2017 à quelque 72 milliards en 2022. Ce dernier chiffre repose notamment sur des projections macroéconomiques très optimistes en 2019 et en 2020, intégrant un taux de croissance de respectivement 3,0% en 2019 et 3,8% en 2020. Or dans le contexte national et international actuel, il est difficile d’expliquer une telle accélération de la croissance en 2020. Un autre signal incitant à la prudence est la première estimation de l’évolution du PIB en 2018, avec une croissance de 2,6% au lieu de 3,0% selon le projet de budget.

Les prévisions de croissance de la Commission européenne paraissent plus réalistes dans ce contexte, avec une progression du PIB réel limitée à 2,5% en 2019 et à 2,6% l’année suivante. Avec à la clef une moins-value fiscale cumulée pouvant atteindre 1 milliard EUR à l’horizon 2022.

2. Des dépenses publiques en forte croissance continue
Par rapport au tout premier PLPFP, déposé en octobre 2014, les dépenses de l’Administration centrale intégrées pour l’année 2018 dans le PLPFP sous avis (mars 2019) sont littéralement en lévitation. En d’autres termes, la bonne tenue des finances publiques en 2018 est due à des recettes survoltées et non à la maîtrise des dépenses. Alors que pour cette même année 2018 les dépenses totales étaient censées atteindre 17.580 millions EUR selon la programmation pluriannuelle d’octobre 2014, elles sont actuellement chiffrées à 18.540 millions - soit une dérive de près de 1 milliard EUR. L’effet de composition est lui aussi malencontreux. La rémunération des salariés (+600 millions par rapport à l’estimation pour 2018 faite en 2014) et la consommation intermédiaire (+180 millions) connaissent en effet une brusque dérive. En revanche, les investissements subissent une nette dérive à la baisse, de 300 millions EUR environ pour ces deux postes confondus.

Autre motif d’inquiétude, au niveau de l’ensemble des Administrations publiques cette fois : le PLPFP sous avis projette une décélération marquée de la progression des dépenses courantes de 2019 à 2022 (+4,7% l’an en moyenne), par rapport à l’évolution moyenne enregistrée de 2000 à 2017 (soit +6,1% par an). La Chambre de Commerce salue cette ambition, mais elle note en parallèle que si les dépenses courantes devaient en définitive continuer sur leur lancée « naturelle » de +6,1% l’an, elles subiraient un dérapage de quelque 500 millions en 2020, de 1 milliard en 2021 et de 1,5 milliard en 2022. Il en résulterait un effondrement ou même une disparition des surplus budgétaires actuellement escomptés par le PLPFP.

3. Une  minimisation de l’ampleur des dépenses liées à la rémunération des salariés
Les soldes budgétaires ne peuvent demeurer durablement équilibrés, voire en surplus, faute d’une véritable maîtrise des dépenses – les recettes ne pouvant manifester éternellement la même vigueur qu’au cours des années récentes.

Mais cette tendance ne pourra se matérialiser spontanément, au vu du caractère rigide et difficilement réversible de nombreuses dépenses courantes. La rémunération des salariés de l’Etat (voire les dépenses sociales et familiales) sont les exemples les plus saisissants. En 2019, le poste « rémunération des agents de l’Etat » progressera de 7,5% par rapport à 2018. Il représente 23,4% des dépenses totales de l’Administration centrale et 7,5% du PIB. Ce poste a augmenté de quelque 50% entre 2010 et 2018, passant de 2,8 à 4,3 milliards EUR. Enfin, sur l’horizon 2019 à 2022 couvert par le PLPFP, l’augmentation annuelle moyenne de la rémunération des salariés de l’Etat serait de 5,6%. Ces évolutions accentuent la rigidité des dépenses publiques, ce qui pourrait s’avérer très dommageable en cas de ralentissement économique futur.  Dans ces conditions, les marges de manœuvre pour mener une politique volontariste se rétrécissent en effet chaque année, les dépenses récurrentes laissant de moins en moins de place à des moyens budgétaires ciblant des actions plus proactives.

4. Baisse de l’IRC, un soulagement pour les entreprises ?
Le projet de budget propose, parmi d’autres mesures fiscales, une réduction de 1 point de pourcentage, de 18 à 17%, du taux de l’impôt sur le revenu des collectivités (IRC). En considérant l’impôt commercial communal (ICC) prévalant sur le territoire de Luxembourg-Ville et le prélèvement Fonds pour l’Emploi, le taux global nominal s’établit à 24,94%, contre 26,01% actuellement. S’ajouterait à cette mesure un élargissement de la tranche à laquelle s’applique le taux minimal de l’IRC de 15%.

La Chambre de Commerce salue ces nouvelles dispositions. Or, deux considérations incitent à une certaine réserve. En premier lieu, le nouveau taux standard d’affiche, de près de 25%, demeure nettement supérieur au taux médian de taxation des entreprises au sein de l’Union européenne, soit 21% - et ce dans un contexte international de plus en plus propice à la compétition par les taux, à la lumière d’une tendance à l’élargissement et à l’harmonisation progressive des bases imposables. En deuxième lieu, la Chambre de Commerce observe que sur l’horizon 2019-2022, les changements annoncés ne se traduiront a priori pas par une réduction de la charge fiscale des entreprises. Elle craint dès lors que dans les faits, les changements annoncés ne soient intégralement compensés par l’élargissement de la base imposable résultant de diverses évolutions internationales. Enfin, au-delà d’une baisse assez timide de l’IRC, la Chambre de Commerce aurait souhaité des avancées significatives dans d’autres volets fiscaux, à savoir par exemple la suppression de la retenue à la source sur dividendes sortants et de l’impôt sur la fortune.

5. Une brève éclaircie pour le solde de l’Administration centrale
Selon les documents budgétaires, l’Administration centrale aurait enregistré un excédent de 121 millions EUR en 2018. C’est cependant le fruit d’une hausse exceptionnelle, largement non récurrente, des recettes – on songe en particulier à l’IRC, à l’impôt sur la fortune ou encore à l’impôt retenu sur les revenus de capitaux, dont le produit a en 2018 augmenté de respectivement 17%, 31% et 36% par rapport à 2017. Cette éclaircie serait néanmoins bien éphémère, puisque dès 2019 l’Administration centrale renouerait avec un déficit, de plus de 600 millions EUR, l’ « effet ciseau » (croissance des dépenses excédant celle des recettes) effectuant son retour. L’impasse budgétaire se réduirait certes par la suite, avec un rétablissement spectaculaire des comptes en 2022, la toute dernière année couverte par le PLPFP.

La Chambre de Commerce estime que cette trajectoire budgétaire est relativement peu ambitieuse, ce que manifeste la présence de l’effet ciseau sur l’ensemble de la période couverte par le PLPFP. L’accord de coalition pour la législature 2018-2023 peut d’ailleurs être qualifié de généreux en termes d’intentions de nouvelles dépenses publiques et nombre de ces mesures ne semblent pas encore avoir été budgétisées (la gratuité des maisons relais, notamment).  

6. Le nouvel objectif budgétaire à moyen terme (OMT) : les +0,5% sont de retour
La Chambre de Commerce salue que les autorités aient retenu un objectif de solde structurel (c’est-à-dire le solde budgétaire après prise en compte des effets conjoncturels) à moyen terme des Administrations publiques (l’« OMT » qui donne le ton au niveau européen) plus exigeant, puisqu’il passe de -0,5% du PIB à +0,5% pour les années 2020 à 2022. C’est là une première traduction du gonflement prévisible des futures dépenses de pension. C’est aussi une confirmation de la ligne de la Chambre de Commerce, qui dès avril 2016, avait mis en garde contre le choix d’un OMT moins exigeant pour les trois années 2017, 2018 et 2019.  Le maintien durant cette période d’un objectif de +0,5% du PIB aurait permis de mieux souligner la stabilité budgétaire du Luxembourg, en évitant d’envoyer vers l’extérieur un signal de relâchement budgétaire.

La Chambre de Commerce note cependant que cet objectif officiel de +0,5%, cet ancrage de la politique budgétaire, repose sur l’hypothèse d’une convergence graduelle du ratio d’endettement vers 60% et sur un préfinancement d’un tiers seulement des dépenses futures liées au vieillissement démographique et au départ progressif à la retraite de nombreux travailleurs, non-résidents notamment. Le choix d’un objectif d’endettement compatible avec l’objectif gouvernemental (dette à tout moment en-dessous de 30% du PIB) donnerait lieu à un OMT minimal de +1,7% du PIB. En outre, si le préfinancement du coût du vieillissement devait passer à 50%, l’OMT grimperait à +3,2% du PIB…

7. Les risques sont légion…
Un objectif budgétaire ambitieux s’imposerait d’autant plus que l’actuel contexte économique se caractérise par de multiples incertitudes. L’analyse de sensibilité effectuée dans les documents budgétaires est bienvenue et a déjà permis de baliser le champ des risques et incertitudes (tensions commerciales et Brexit, en particulier), mais d’autres risques plus spécifiques déjà largement identifiée en novembre 2018 par la Comité économique et financier national (CEFN) devraient également être considérés. On citera, en vrac, le coût exact des indemnités de chômage allouées aux non-résidents à l’avenir, la pression qu’exerceront les évolutions démographiques en termes de dépenses d’infrastructures, des pertes de compétitivité en matière de fiscalité des entreprises, les engagements climatiques et le possible étiolement du « Tanktourismus » ou encore la forte exposition du Luxembourg au secteur financier (à la volatilité des marchés boursiers, notamment). Il ne s’agit ici que d’une liste exemplative, donc nullement limitative…

8. Sécurité sociale : des problèmes rapprochés
Un autre risque majeur concerne bien entendu la sécurité sociale. Le Groupe de travail sur le vieillissement au niveau européen et le Groupe de travail Pensions au niveau luxembourgeois ont bien mis en évidence les difficultés de financement à long terme, des pensions en particulier – la Chambre ne va pas y revenir ici. Mais divers problèmes se sont déjà cristallisés ces dernières années. En témoigne le fait qu’avant même 2025, le solde opérationnel du régime général de pension pourrait devenir négatif selon l’IGSS, ou encore la dégradation graduelle, bel et bien enregistrée depuis 2000, du solde des Administrations de sécurité sociale – qui est passé de 2,5% du PIB environ en 2000 à 1,6% actuellement. Selon le PLPFP, cet excédent de 1,6% perdurerait jusqu’en 2022, mais ce résultat dépend largement du fort ralentissement supposé de la progression des prestations sociales de 2019 à 2022.

9. Certains accents politiques louables, d’autres moins…
L’importance de mettre en œuvre une stratégie de transformation numérique a été bien saisie dans les documents budgétaires, mais la hausse continue des effectifs dans l’Administration montre que l’accroissement de la productivité du facteur de production travail n’est pas à l’agenda. Une autre condition allant dans le sens d’une croissance plus qualitative est l’aménagement de nouvelles zones d’activités économiques, priorité reconnue par le Gouvernement qui annonce son intention d’investir dans l’acquisition de terrains afin de réaliser de nouvelles zones d’activités nationales et régionales.

Le Gouvernement a par ailleurs annoncé une hausse importante du salaire social minimum (SSM) à charge des entreprises et par ailleurs via un nouveau crédit d’impôt SSM. A noter également un rehaussement des accises dont l’effet sur la base est difficile à appréhender et diverses mesures fiscales commentées en détail dans l’avis de la Chambre.

10. Pour le « Zukunftspak », les années passent mais les conclusions restent
Quelques chiffres suffisent à résumer la situation : le programme gouvernemental de la fin 2013 mentionnait des mesures d’économie de 1.500 millions EUR à l’horizon 2018. Par contre, le PLPFP sous avis ne mentionne plus que 567 millions EUR, dont 70% concernant le seul relèvement de certains taux de TVA…

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La Chambre de Commerce considère que tout budget doit s’inscrire dans une stratégie d’ensemble, dont deux piliers seraient d’une part un renforcement des marges de manœuvre budgétaires, qui paraissent actuellement insuffisantes face à la multiplication des risques et incertitudes (la Chambre de Commerce propose à cette fin des mesures de consolidation de quelque 1,5 milliard EUR), et un vaste réagencement des dépenses (« expenditure shift ») visant un véritable saut qualitatif de l’économie. L’accent doit être mis davantage sur une éducation performante et la formation, compte tenu des difficultés croissante de recrutement qu’éprouvent les entreprises, sur la R&D et une meilleure articulation de cette dernière avec les entreprises, sur des infrastructures plus performantes de transport, de télécommunication et de logement. Le tout permettrait de sortir la croissance de notre productivité de l’ornière dans laquelle elle se trouve actuellement. Ces accents ne sont pas absents du projet de budget 2019, avec notamment une volonté de stimuler la transformation digitale de l’économie, les zones d’activités ou le spatial et de continuer à soutenir la R&D, mais il convient de les renforcer.

Le texte intégral de l'avis budgétaire de la Chambre de Commerce est disponible ici.